samedi 14 décembre 2013

Noel Bernard



Le miroir est-il notre chair ?


La voix bâtit de l’air
 un tissu de coups d’aile
 tissant les choses dites

la bouche a devant elle
 un vide si profond
 l’infini sur les lèvres




L'Homme invisible de James Whale



et je cherche l’inverse
 peau et sang veine et glande
 un contre-ciel de viande

le cerveau fait l’amour
 à la réalité
 cette viande est leur lit

mais la grandeur du monde
 a créé notre tête
 par désir d’un miroir

Bernard Noël, La moitié du geste
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Melville


Au-delà du Miroir, le vide...

    Au prix d'immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide ; au prix d'horribles tâtonnements, nous parvenons dans la chambre centrale ; à notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous levons le couvercle et... il n'y a personne ! L'âme de l'homme est un vide immense et terrifiant.........

 Herman Melville. "Pierre ou les ambiguïtés"
(merci à Cyril Anton pour la publication de ces mots)



 Inside Llewyn Davis des Frères Cohen





 Concevez un homme par nature et infortune enclin au désespoir blafard, est-ce qu’aucun poste ne serait plus apte à le rehausser que celui de continuellement manipuler ces lettres perdues, et de les livrer aux flammes ? Parce qu’on les brûle annuellement par pleines charretées. Parfois, du tas de papier, le terne commis trouve une alliance : le doigt auquel elle était destinée, peut-être, est devenu cendres ; un billet de banque offert par élémentaire charité : et celui à qui il était destiné ni ne mange ni même n’aura plus jamais faim ; de l’espoir pour ceux qui meurent sans espoir ; de bonnes nouvelles pour ceux qui meurent suffoqués par de constantes calamités. Aux courses de la vie, ces lettres conduisent à la mort.
 Ah, Bartleby ! Ah humanité ! 

Melville, Bartleby.

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Un Must.....



vendredi 13 décembre 2013

Larronde


Sans éclat de l'Autre, le miroir ternit..........



Txwixt de Coppola


Je me dispute avec le soir fragile et casse 
Casse comme une vitre et j'ai plusieurs cadavres. 
On me recueille, on me recolle, et on se lasse : 
Je couche avec un coin de mur que mon air navre.

Olivier Larronde, Les barricades mystérieuses






Tu es mon auréole absente
Mon armure enflammée, si je me désaltère
À ce fleuve d'absence il irrigue ma terre
D'angoisse — où je me vois comme un dragon sans feu
Sans arme, sans éclat,
mais reposant ses yeux.

Olivier Larronde, Rien Voilà l’Ordre





Le secret magnifique de Douglas Sirk



Vos froideurs froissées,
 héritière Des rosées, 
 volent une et une. Aussi le nid du noir sans lune :
 Mes toutes-puissantes paupières. Horizon libéral assiège
 Moi : ce trou noir debout, colonne
 Où l'ombre pensive empoisonne 
 Un coeur sans main, sans bras d'acier. 
 Archet-né sonnons plein silence ! 
 Je crache au baiser d'air du temps Il bruit - flèche-moi - sans parler.
 Fais le jeu d'un biceps géant 
 Ma droiture ! Pour Qui te lance Sans yeux dehors ni au-dedans.

Olivier Larronde,  Rien Voilà l’Ordre

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A découvrir, publication prochaine....

Olivier Larronde ou la marche à la mort

Lorca Hassan Almohammed Centre de recherches sur les littératures modernes et contemporaines, Université Blaise-Pascal, France

Résumé

La pensée de la mort inspire au poète français Olivier Larronde des images dynamiques. Ces images, particulièrement lugubres, s’inscrivent à la fois dans la vie et dans l’oeuvre du poète, suscitant une véritable marche à la mort (d’où l’intitulé de l’article). Dans l’écriture, les pensées et les images de la mort contribuent à une mise en scène, celle de la fin macabre du poète. D’un poème à l’autre, la mort est transcrite sous forme poétique. L’univers poétique de la pensée lugubre reflète, d’une part, l’analyse des images de la mort et, de l’autre, dévoile cette marche à la mort devenue l’écho intérieur de l’imaginaire matériel. Cet imaginaire est le miroitement d’une conscience foncièrement mélancolique qui traverse les poèmes de Larronde.
Mots clés : Poésie, mort, pensée, image

mercredi 11 décembre 2013

Pavese


Les étoiles sont les miroirs de la rue.....


Lost in translation de Sofia Coppola


Révolte.


Le mort est crispé contre terre et ses yeux ne voient pas les étoiles :
ses cheveux sont collés au pavé. La nuit est plus froide.
Les vivants rentrent à la maison et en tremblent encore.
On ne peut pas les suivre ; ils se dispersent tous :
l’un monte un escalier, l’autre va à la cave.
Certains marchent jusqu’à l’aube et se jettent dans un pré,
en plein soleil. Demain en travaillant, il y en a
qui auront un rictus de désespoir. Puis ça aussi passera.
Quand ils dorment, ils sont pareils aux morts : s’il y a une femme,
les odeurs sont plus lourdes mais on dirait des morts.
Chaque corps se cramponne, crispé, à son lit
comme au rouge pavé : la longue peine
qui dure depuis l’aube vaut bien une brève agonie.
Sur chaque corps s’englue une obscurité sale.
Seul de tous, le mort est étendu aux étoiles.
Il a aussi l’air mort cet amas de haillons
appuyé au muret, que brûle le soleil.
C’est faire confiance au monde que dormir dans la rue.
Entre les haillons pointe une barbe que parcourent
des mouches affairées ; les passants vont et viennent dans la rue,
comme des mouches ; le clochard est un fragment de rue.
La misère, comme une herbe, recouvre de barbe
les rictus et donne un air tranquille. Ce vieux-là
qui aurait pu mourir crispé dans son sang
a l’air au contraire d’une chose et il vit.
Ainsi, à part le sang, chaque chose est un fragment de rue.
Et pourtant, les étoiles ont vu du sang dans la rue.

Cesare Pavese , Révolte, Bois vert,* Travailler fatigue*
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A
lire et relire......


samedi 7 décembre 2013

Cercle 20 Giauque

                                   

                                            Cercle 20

Amour, A-mer....la mort a son miroir


Francis Giauque – Poème


Amer breuvage du silence
quand la dernière voix s’est tue
et qu’il faut repartir dans la nuit
seul face aux pans d’ombre
menacés par l’absence de toute clarté
amer breuvage du silence
distillé goutte à goutte
dans l’alambic souterrain des veines
on voudrait qu’un seul cri
arrache un frisson aux lichens de l’ombre
qu’un appel fraternel décime le troupeau
des mots pétrifiés dans la glace du mutisme





Le Feu Follet de Louis Malle




Dans le brasier de la mélancolie
j’ai jeté à pleine mains
les débris d’une étoile morte
où j’avais cru découvrir
une substance douce comme le miel
pure comme la robe de l’aube
à l’heure où le soleil
dégorge son acier aveuglant
parmi les pétales
de la première chanson
née sur les lèvres de la mer






Passing Fancy d'Ozu

L’Ombre et la nuit (extrait)

emportez-moi au loin
sur une mer de lave
où je pourrai enfin m’oublier
dans l’étreinte des poulpes
emportez-moi
dans la violence des entonnoirs
où dansent les noyés

je ne reviendrai jamais plus hanter
les quais des gares
les médecins ne joueront plus avec moi
je dormirai dans l’haleine
des feuilles mortes


-------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour découvrir Giauque.....

  1. Francis Giauque - Poezibao

    poezibao.typepad.com/poezibao/2005/11/francis_giauque.html
    22 nov. 2005 - Francis Giauque est né le 31 mars 1934 à Prêles, dans le canton de Berne, en Suisse. ... Toute l'actualité éditoriale de la poésie : textes dans l'anthologie permanente, ... Journal d'enfer et poèmes inédits, Papyrus, 1984.

lundi 2 décembre 2013

Essai Cocteau/Besson


Entre miroir et eau, la surface réfléchissante du  poète .....

Par Sylvie Besson














Cocteau ou le Miroir aux alouettes ?




         L’idéal grec de Cocteau correspond à une certaine nostalgie d’un passé mythique et onirique, mais repose surtout sur une valeur esthétique visible et référentielle tout en constituant un objet subversif . Les valeurs de cette esthétique s’appuient sur le dynamisme, la diversité contre l’uniformité et la stagnation d’un monde artificiel :

     « C’est, paraît-il, un crime social que de souhaiter la solitude. Après un travail, je me sauve. Je cherche un nouveau terrain. J’ai peur du mou de l’habitude. Je me veux libre de techniques, d’expérience, maladroit. C’est un être velléitaire, un acrobate, un fantaisiste. Pour l’éloge un : magicien » (p871, La diff)

       Il s’agit pour le poète orphique de sortir des cercles trop mondains dans lesquels il s’exhibe pour retrouver des havres de paix, un tel souhait restitue l’intérêt à l’objet du désir qu’est le miroir. Il faut s’occuper de l’envers des choses autant, si ce n’est plus, que leur endroit :
 « C’est cette rage de lutter contre des crampes qui me vaut d’être un homme recouvert de légendes plus absurdes les unes que les autres. Invisible à force de fables monstrueusement visibles de ce fait. » (p 870, id)

  Le poète veut éviter le transfert de même à même qui n’est dans ce milieu qu’un échange stérile, Eurydice ne mène nulle part. L’artiste désire rechercher l’autre dans son miroitement, comme miroir de soi, sans médiation mondaine ou sociale mais dans ce qu’il a d’idéal. L’identité masculine/féminine tient à distance toute aliénation sociale et nie celle qui se fonde sur une seule représentation sociale. L’Autre est un objet-fétiche que la société ne peut saisir d’un seul regard. Ce que prône Cocteau dans cette quête de l’Autre, notamment en statue grecque, rejoint certes la forme classique qu’il impose à nombre de ses poèmes, mais insiste davantage sur le masque parfait de la vie extérieure, car sans lui le sujet n’aurait rien à cacher. Dans ses dessins, Cocteau « rappelle que la puissance du sexe procède partiellement de la difficulté de son dévoilement. L’on retrouve ce même désir d’avancer merveilleusement masqué au cinéma comme « un blason à déchiffrer » (p92, id) :

 « Or, le Sang d’un poète n’est qu’une descente en soi-même, une manière d’employer le mécanisme du rêve sans dormir, une bougie maladroite, souvent éteinte par quelque souffle, promenée dans la nuit du corps humain. Les actes s’y enchaînent comme ils le veulent (…) à nous devenir une énigme. »  (p891, La diff).


       Ces écrits grecs, ces marges cinématographiques, ces amitiés aux profils diaphanes, ces corps nus photographiés tels des athlètes répondent à une vision quasi rédemptrice du monde : une sorte d’héroïsme poétique, physique et artistique au quotidien. L’Autre coctalien comme objet de désir est jeune, beau, tantôt aventurier, tantôt poète. Ces deux dernières figures se retrouvent chez l’athlète grec. Cocteau tente de repérer l’humanisme en insistant sur une beauté plastique qui ne peut s’exprimer qu’à condition de ne rien faire qui soit utile à une modernité industrielle ou mercantile. La modernité grecque ou le merveilleux moyenâgeux sont le retour du caractère esthétique d’un naturel si riche en invisibilité :
« L’ensemble offre un spectacle extraordinaire, / Difficile à comprendre au premier coup d’œil. / Les lignes de la main seraient l’itinéraire / De quelque route acrobatique d’écureuil. // (…) Non. Cela ne ressemble à rien d’autre qui puisse / Etre dit autrement que je ne vous le dis // (…)/ C’est du moins le tableau des îles sous nos ailes. / Corps à corps endormis ces garçons quels sont-ils ? // (…) / Leurs corps étaient aussi confondus, mais de neige / Et d’albâtre, une troupe de corps nacrés »

Le regard de Cocteau consiste à prendre l’être comme œuvre d’art afin de confondre cette œuvre d’art et la vie en un même élan, reprenant de l’extérieur cette fois le principe de la chose naturelle comme lieu heuristique. L’Homme ainsi idéalisé est une forme pure, sculptée par la Nature poétique. L’éphèbe désigne l’individu en tant que synthèse de l’individu, alors que les vraies statues, encore plus éphémères que le sujet représenté, ne montrent  que le héros dans l’instant de sa gloire. Cocteau s’intéresse à l’image du corps masculin, non pas celui d’un individu en particulier, mais un idéal prenant le corps comme objet d’une curiosité, érotisé, incapable surtout de venir à bout de ses secrets. L’Autre est l’instant qui dure, il privilégie ainsi le regard du curieux, le poète en quête d’invisibilité. L’âme humaine est rendue visible sur le visage, à condition que ce visage soit regardé comme objet de réappropriation matérielle, comme portrait laissant supposer la profondeur à partir d’une apparence superficielle : « Nous portons tous en nous quelque chose de roulé comme ces fleurs japonaises en bois qui se déroulent dans l’eau.» (Opi, p608).



          
Certes, le héros grec appartient au type narcissique, mais il n’est pas moins homme pour autant, il élabore une sorte de morale esthétique selon laquelle le spectacle de la beauté masculine se justifie par la discipline virile qu’il exige, tout en révélant une force subversive. Il faut effectivement que l’athlète soit « au repos », ce qui le rapproche d’une certaine mélancolie, menacé par l’ombre de la mort. Ainsi le dessin de Jean Desbordes endormi évite toute forme étrangère susceptible de venir coloniser l’œil du poète. L’expression poétique de l’Autre cesse d’être la manifestation esthétique d’une superficialité pour devenir l’un des signes de croyance profonde en l’existence d’une poésie réellement dépendante de l’envers de la vie, poésie qui se joue dans l’ombre miroitante de la mort, sans qu’aucune force surnaturelle préexistante n’apparaisse. Les frémissements de la mort deviennent palpables, des choses cachées que le poète exhume avec délicatesse :

« Ce coup de poing en marbre était boule de neige,
Et cela lui étoila le cœur
Et cela étoilait la blouse du vainqueur,
Etoila le vainqueur noir que rien ne protège.
(…)
Ainsi partent souvent du collège
Ces coups de poing faisant cracher le sang,
Ces coups de poing durs des boules de neige,
Que donne la beauté vite au cœur en passant »


      De la même façon, la boule de neige de Dargelos ou la beauté mortifère s’avère être un masque paradoxal, car non exempte d’un certain exhibitionnisme, d’une certaine visibilité, moins façade que surface. Cette surface mélancolique semble, par ailleurs, trop poétique pour être maladive. Le repos hellénique ou la sauvage poésie de l’adolescence, par sa profonde harmonie avec la nature du monde, incarne tout ce qu’il y a de plus pur, insistant sur une lecture non symbolique de la pose contre toute forme d’ennui, de perversion ou de vide. L’Invisible coctalien est à  la surface des choses comme le secret des reliques du Moyen-âge qui rappellent la profondeur miroitante de la chose ensevelie :

« L’un de nous visitait les glaces de mémoire, / L’autre les mélanges que
 Font / Le soleil et la mer en remuant leurs moires / Par des vitres au plafond. // (…) Je restais immobile à t’observer. Le coude / Au genou, le menton en l’air. // Je ne pouvais t’avoir puisque rien ne me soude / Aux mécanismes de ta chair. // Et je rêvais, et tu rêvais, et tout gravite / Le sang, les constellations. »


         L’idéal de la figure du dormeur en statue grecque possède un caractère ambivalent, mélancolique, naturel, mais également figé, moderne, et bien plus insaisissable que les anges, figures de l’ennui et du vide. L’Autre comme idéal grec n’est-il cependant pas voué à une mort guerrière, héroïsme issu du masochisme ? Cocteau ne cesse-t-il pas de revenir vers des morceaux de statuaires grecques, fissurés par la vie, brisés par le mystère qu’ils portent au plus profond d’eux-mêmes ? Il s’agit là encore d’une réification d’un naturel qu’il faut toujours récupérer, un naturel à distance d’un monde confus et artificiel, pour celui qui n’apprend pas à en désapprendre l’imposture.

       On pourrait opposer à ce regard plus narcissique qu’orphique, la tentation coctalienne de résoudre une crise renvoyant à sa propre inconsistance, en faisant passer ses sensations pour des perceptions, prenant ses souvenirs et les autres pour des choses, mais l’approche reste plus individuelle que personnelle.  Au fictif de l’identité, Cocteau recherche l’Invisible en l’autre comme en lui-même, non ce qu’il voit et connaît de lui. Ainsi le poète réfute toute melancholia freudienne, toute mélancolie trop saisissante, en ressentant pour l’Autre une énergie érotique créatrice :

« L’art naît du coït entre l’élément mâle et l’élément femelle qui nous composent tous, plus équilibrés chez l’artiste que chez les autre hommes.IL résulte d’une sorte d’inceste,d’amour de soi avec soi, de parthénogénèse… le signe de « triste sire » qui étoile tant de génies, vient de ce que l’instinct de création, satisfait par ailleurs, laisse le plaisir sexuel libre de s’exercer dans le pur domaine de l’esthétique et le porte aussi vers des formes infécondes. » (p 628, OP).

 Cocteau se fuit comme seule image d’une force créatrice et accorde à autrui l’esthétique de ses désirs, imitant ainsi l’Autre jusqu’à assumer ce qui lui manque, c’est là où l’analyse du miroir devient intéressante, la connaissance du monde passant invariablement par cette forme de narcissisme qu’est le miroir. Orphée est de retour :

« Pour que vous la puissiez lire, / On vous retourne la lyre. / Comme un miroir de métal, / Votre baiser la redresse.»


   
Dans le miroir, le désir et l’image de soi-même coïncident, ne saisissant que la surface de l’être, le Moi devient la projection de cette surface. L’objet aimé est, dans ce miroir, la vision de soi-même, la base de la découverte de sa propre création, un mystère qu’il s’agit toujours et encore de s’approprier. Le poète exprime son identité chimérique, adopte l’image de l’Autre dans une construction en abyme, et fait de sa subjectivité une construction qu’il peut maîtriser.




Sur Dargelos « Peut-être serai-je très étonné de retrouver un Dargeots humble, laborieux, timide, déshabillé, de sa fable et regrettant, à, travers moi, ce qu’il dut prendre, à la longue pour des défauts et parvenir à vaincre. Peut-être me demandera-t- il de lui rendre son pouvoir et les secrets de son prestige. J’aimerais mieux qu’il demeure dans l’ombre où je lui ai substitué sa constellation, qu’il me reste le type de tout ce qui ne s’apprend pas, ne s’enseigne pas, ne se juge pas, s’analyse pas, ne se punit pas, de tout ce qui singularise un être, le premier symbole des forces sauvages qui nous habitent, que la machine sociale essaie de tuer en nous , et qui, par delà le bien et le mal, manoeuvrent les individus dont l’exemple nous console de vivre » (p 786,PS) 


 Le poète peut parader, imiter ou copier, il est libre d’assumer ce qu’il désire interdisant aux autres une interprétation monolithique tant l'artiste  se donne à voir, lui et son autre, dans son invisibilité non analysable.

      Jouant également sur la distance, Cocteau finit par "tenir le monde à distance", il appelle le déchiffrement mais demeure obscur. L’invisibilité est le signe de sa propre reconnaissance dans le miroir que lui tend la société. Le miroir est le plus puissant des outils de l’apparence qui rend transparent l’élément du mensonge. Aussitôt que le miroir apparaît, l’artifice de l’entreprise est précisément ce que l’on voit. Cet objet ne serait donc pas un lieu de reconnaissance, sa valeur serait purement sociale, cadre dans un cadre, sans profondeur, il ne ferait que rendre limpide l’image de soi. Cependant, le miroir déstabilise le sujet en déformant les apparences, rendant le caractère fragmentaire des personnages et de soi-même, l’unité du moi s’y disperse. Le miroir doit donc perdre la transparence de la flaque d’eau pour acquérir l’opacité du verre, tourné vers la conscience de soi, il va du mat de l’image à son brillant. Les nombreuses traversées de miroir d’Orphée, la main plongée dans un bain de mercure, ouvrent des portes sur un outre-monde. Le miroir se fait désir de traverser la surface réfléchissante pour ramener l’être perdu, il faut redonner à cet objet sa fragilité pour faire revenir à cette surface l’image éclatante de soi, et pénétrer ainsi dans un monde autre. Brisé, le miroir livrera diverses images, abîmé, le miroir multiplie les effets de fragmentation, l’objet visible se dilue et non l’inverse. En se donnant à travers un miroir, le poète peut démontrer sa connaissance des mécanismes subtils par lesquels l’individu se cache et se protège, par lesquels les choses nous échappent dans leur plus simple apparition. Mais dans la mesure où le miroir est fracassé, la connaissance du monde n’est-elle pas fétichiste? N’est-ce pas davantage une stratégie contre l’éparpillement qui menace le poète ?


     Si Cocteau, en son image, parvient à lutter contre un monde qui sans doute l’effraie, s’il construit sa part d’invisibilité dans cette surface miroitante que tout sujet constitue pour les autres, si enfin il garde précieusement certains secrets afin de les sacraliser, il éprouve davantage de difficultés avec les miroirs poétiques, ou avatars présents dans son œuvre. Les objets dévoilent un espace subjectif. Ainsi, l’envers du décor révèle une immensité de l’espace intime creusant un puits –« un puiser »- dans les souvenirs, une sorte de plongée qui n’implique d’autre mouvement que celui d’une mémoire inquiète :

                   «  Pourquoi cette cloison étanche/ (…) /  Et pourquoi m’avait-on remis /
 Sur un fleuve où je fais la planche. / Pourquoi toujours Pourquoi / / De ce voyage il ne me reste / Que l’espoir de n’être plus moi » (R, p 1090)


Loin d’obtenir une identité homogène, le miroir la découpe, comme pour fonder une identité composée de cristaux. La condensation de la mémoire devient une métaphore de l’identité fragmentaire. Les souvenirs eux-mêmes ont, par leur qualité d’objet, un caractère obsessionnel : la boule de neige, les statues de l’enfance, les coins d’ombre et la peur de se reconnaître. Le texte poétique recourt aux formes du miroir afin de souligner l’absence de coïncidence entre le Je exposé et le Moi élégiaque. Loin de se reconnaître tel qu’il se donne à voir, le poète s’effraie de se découvrir différent de l’image passée et présente qu’il entretient de lui-même.  Noir sur blanc, l’autoportrait qu’est la forme intériorisée du miroir, le renvoie à l’acte d’écrire : d’Opium au Passé défini, du  Journal d’un inconnu à La Difficulté d’être, l’écriture-miroir trace justement le portrait d’un inconnu, une sorte de machine contrainte par ses angoisses et éclipsée par sa trop grande visibilité. Il s’agit bel et bien de « nouer et dénouer » des visions spéculaires :

« Au vol dans le miroir une main gauche adroite  / Gante de droite à gauche un cuir d’inverses doigts / Gauche était la main droite et ses doigts maladroits / Tournaient à gauche alors qu’il fallait prendre à droite // (…) / Trempez le doigt dans l’eau des miroirs inhumains »


     Cocteau ne cesse de faire voir la multiplicité en lui, le miroir prétend le connaître et le montre à l’envers et à l’endroit de lui-même, à l’image des poèmes qui mettent en scène les formes dédoublées de son existence : acrobates, anges, machination des corps, danseurs, boxeurs ivres de vitesse, êtres contradictoires, féeriques ou monstrueux, personnages animés d’une double vue, tout un monde qui se reflète dans la merveilleuse désorganisation du langage. Le poète demande qu’on le regarde dans cette pluralité : « Il est juste qu’on m’envisage / Après m’avoir dévisagé » (denier vers de Requiem). Les détails poétiques assemblent ainsi la cristallisation d’une mémoire devenue onirique. Le miroir poétique s’avère trop plein de souvenirs-éclairs pour amener le poète à sortir de son état obsessionnel ou obscur, il s’arrête aux monstres de sa propre fantaisie jusqu’à les transfigurer en pièces du jeu coctalien, le jeu mélanco-ludique. L’intime n’est plus un espace coupé de son extériorité, mais une expansion fragmentée de l’identité en des élans poétiques :

« C’était lavé déchiré / désossé souillé ravagé / crevé désarticulé / dressé
penché couché perché / noué cloué décloué / recollé écartelé / fendu fondu répandu / pendu tendu détendu / (…) / marqué de toute éternité / depuis l’écriteau tordu / jusqu’aux bottes des égoutiers. // La machine infernale était mue / Par des calculs / Ignorés des machinistes »


 L’objet familier doit se colorer d’une dimension poétique et mélancolique pour surprendre un autre réel qui n’a plus partie liée avec l’ombre. La lutte entre l’obscurité et la lumière, que possède en fait toute machine miroitante, renvoie à une solitude, une solitude devant le miroir.
  Il pourrait certes s’agir d’une image de vanité, mais le miroir, dans son envers, révèle une véritable obscurité comme une ouverture sur la mort que nous savons accessible au seul poète. Le miroir devient les griffes glacées de la maladie et de l’âge, une confrontation à l’idée de mort sans aucun caractère, cette fois, ludique:



    « Bonne ou mauvaise la toile que je regardais en face me regarde en face, et je n’ose plus regarder cette toile sui me regarde. Du reste, elle se lasse. Elle commence à vivre d’une vie inquiétante qui se détache de la nôtre et se moque de nous. Peu importe ce qu’elle représente. Elle a pompé nos forces profondes. Elle y puise une jeunesse que  notre vieillesse assomme.  Elle la dédaigne et mérite de prendre le large.»

        La toile, dont parle le poète, à toutes les caractéristiques du miroir révélant une sorte de dorianisme. L’œuvre prend en effet une valeur existentielle que seul le poète connaît. Le miroir poétique reflète une immensité, la partie invisible de la vie du poète en une profondeur et amplitude du reflet. Une béance semble de nouveau s’ouvrir comme une conscience de l’isolement ou une image de chute, mais le regard poétique acquis n’éprouve plus la même difficulté de se tenir face au miroir, au contraire cette méditation permet -au cœur de la solitude- d’établir un passage au-dessus du gouffre comme une tentative de se représenter la mort. Le miroir creuse la place de l’intime, et l’espace spéculaire existe au prix d’une confrontation avec la mort, quitte à passer par un jeu de réappropriation. En somme, le texte poétique est une naissance simultanée de la naissance de l’objet en un état de vision, en un mode du creusement, en une répétition des images que propose le miroir. Les motifs récurrents de l’eau, des visages posés contre des flaques de pluie, les portes transparentes, les fenêtres ouvertes sont autant de doubles miroitants. L’on comprend davantage la figure d’analogie entre le miroir et l’eau comme une plongée sans cesse recommencée en soi et dans l’envers du visible. Ce que joue Orphée ou ce que vit « Cocteau » dans le Testament d’Orphée, ce que découvre chaque personnage du cycle orphique, en luttant contre la trop grande évidence des images et des objets, ravive l’étrangeté des choses familières. Les films eux-mêmes présentent dans leur structure des rêves en éclats et en abîmes. Le son est discontinu, les actions se dispersent, la vitesse s’accélère à rebours, toute l’œuvre filmique semble marcher à l’envers….comme dans un miroir.




   Le miroir se tient, dès lors, entre le manque et le vide : le manque relève de l’individu, il peut être comblé, l’espace du manque peut être circonscrit, le vide, quant à lui, du fait qu’il ne peut être comblé, doit se voir approché par le poète en créant un nouvel ordre comme réponse possible au néant. Ainsi le manque correspond aux enfers des artifices tandis que le vide renvoie une fois encore au système des reconquêtes précédemment évoqué, comme autant de luttes contre le rien. Il faut voir là où l’on ne voit rien :

   « Les poètes ne possèdent que des souvenirs intimes. (…) J’ajoute qu’ils marchent à quelque distance du sol sur une neige vite fondue et qui emporte leurs empreintes. Tout cela ne rend pas commode le travail de se souvenir et de matérialiser des fantômes. A ce jeu dangereux à se retourner vers le passé qui flambe, on risque d’être changé en statue de sel, c’est-à-dire en statue de larmes » (PS, p730)

       Le miroir autorise bien ce retour sur soi, en une position intermédiaire, il ouvre l’espace clos de l’intime afin de voir clair au cœur du secret et du réservé. L’on assiste au fil de la remémoration à une espèce de résonance d’un dialogue intérieur comme figuration d’une fiction poétique. Il s’agit de repenser l’expérience en une création imaginaire. Le poète se tourne afin de préserver son identité, et afin d’éviter toute fragmentation excessive de soi au travers des mots. Les formes miroitantes insèrent, au cœur de l’isotopie coctalienne, une fiction  intérieure qui double l’acte poétique en une une sorte de rêverie ; rêverie qui ferait fusionner toutes les voix du poète en un seul objet poétique :

« Adieu chers visages pâles / Adieu poteau des supplices / Mon chant de cygne je le chante / Sur la glace d’une eau polaire / Qui s’enfonce jusqu’aux grottes / Où gravent leurs initiales /  Les amoureux de l’avenir » (R, p1133)



        Le miroir est, en ce sens, une aventure mentale projetant un espace féerique sur la réalité de soi. La réalité -sans être déformée- se voit modelée par la vision inversée que ne cesse de capter, puis renvoyer miroirs ou ouvertures sur les mondes intérieurs. Ce faisant, La belle et la bête doit, selon Cocteau, distraire l’œil sans chercher à imiter la nature tant l’usure du regard sur les choses naturelles semble ne plus convenir à sa propre démarche poétique. Le film ne cesse d’ouvrir des fenêtres sur la nature créatrice de l’homme, sur la nostalgie de son paradis perdu, sur son image duelle et torturée et sur la beauté magique des choses enfouies. C’est pourquoi la réalité importe peu, elle est figuration du poète monologuant dans une plasticité qu’il peut saisir,  une appropriation du réel par la parole en miroir. Ce qui est remémoré du réel est donné à la fois comme identifiable, référentiel et fictif. Dans le discours poétique, les miroirs estompent les frontières, le réel et la fiction s’égalisent et l’on glisse du souvenir, image floue à l’endroit du miroir à l’évocation d’une scène vécue à l’instant même de l’écriture, image nette à l’envers du miroir. Ce que le poète ne saisit pas d’un côté devient limpide et profondément poétique de l’autre.




     
 Que le projet soit égocentrique importe peu, ce qui compte c’est ce rêve des possibles que propose le miroir, la fabrique de soi par l’instrument poétique dans toute son essence. Tout apparaît, dans cet envers du miroir, comme libérateur, comme mode d’appropriation de soi et du réel, sans doute comme exorcisme contre le Néant. En définitive, le miroir joue avec les stéréotypes de l’intime tout en luttant contre ces derniers, nous retrouvons là tout le travail de reconquête que Cocteau a effectué sur les formes de l’Invisible. La production d’une figure syncrétique permet d’appréhender le cliché proposé par le miroir comme double lecture : d’une part l’accepter comme tel, ce que l’on a souvent reproché au poète, et, d’autre part, l’approcher  comme formulation d’une mise en abyme poétique et ludique :
« Fleuves d’encre pareils aux veines de la main / Du soldat mort de peur sous de riches armures / Sur la mousse couché l’impudique gamin / Ses doigts léchait salis par le crime des mûres / Rêvait-il caressant l’oiseau de ses genoux / A l’ombre d’un pendu moins naïf que sa branche / Mandragore orpheline et plus noble que nous / Malgré le bel Eros que son carquois déhanche / Usage solitaire :explorer la toison / Humide après les pleurs d’innocentes manies / Miroirs qui sans effort renversent la maison / Sur l’album de famille en décalcomanies  /(…)/.Cygne au cou majuscule enroulé sur lui-même "

La poésie -via le miroir- crée, par conséquent, des surgissements du   réel à la hauteur du fictif et inversement ; elle prête ainsi aux images reflétées la poéticité d’une intimité toujours dissimulée sous des jeux de mots, sous de multiples connotations et références poétiques jusqu’à s’enrouler gracieusement sur elle-même en un signe - une sorte de volte-face - de ses propres désirs.
        L’intime miroitant s’établit à son tour comme objet poétique, le risque étant de succomber à la clôture . Il fallait un miroir pour décliner des significations de l’intime, rester dans l’écriture poétique, aller en fait de l’autre côté, à l’ombre de soi, ombre nécessaire pour ne pas retomber dans la cécité du monde. L’ombre est parfois infernale et orphique, mais autorise toujours « un éternel retour » de l’oeuvre vers la lumière.





SB

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