samedi 31 août 2013

reverdy



Et les arbres à genoux....



Vampyr de Dreyer


Les bancs sont prisonniers
Des chaînes d’or du mur
Prisonniers des jardins où le soleil se cache
Près de la forêt vierge
De la prairie étale
Du pont qui tourne à pic
Dans l’angle le plus droit
La boîte des nuages s’ouvre
Et tous les oiseaux blancs s’envolent à la fois
Tapis plus vert que l’eau plus doux que l’herbe
Plus amer à la bouche et plus plaisant à l’œil
Les arbres à genoux se baignent
L’air est calme et plein de sommeil
La lumière s’abat
Le jour perd ses pétales
Plus haut c’est tout d’un coup la nuit
Les regards entendus
Et le clignement des étoiles
Les signes
Par-dessus les toits

Pierre Reverdy, Le côté bleu du ciel

vendredi 30 août 2013

Ancet


La présence silencieuse de l'Arbre.....



Le sacrifice de Tarkovski


L'arbre est visible de la fenêtre. Depuis des jours, des mois, des années. Même avant la fenêtre, il était là, mais invisible parce que libre de l'image, dans le vent ou la pluie, avec ou sans feuilles. Ce qui n'a pas changé c'est cette présence obscure où se prend la lumière, où passe un bruissement léger, inaudible derrière la vitre. Quelqu'un, s'il tendait l'oreille pourrait peut-être l'entendre, mais à peine, comme un murmure de voix étouffées, lointaines. Pour le moment, rien n'est perceptible, rien ne bouge. C'est une fin d'après-midi de printemps grise et humide. Les couleurs sont éteintes: les verts, les bruns tendent vers une ombre qui semble veiller au centre de chaque chose. L'arbre en est plein de cette ombre mais, pour l'instant, le jour ne la laisse pas encore venir. Simplement, le tronc monte en silence, d'un seul mouvement paisible, veiné de gris puis, d'une torsion, se dédouble en deux branches maîtresses qui suivent chacune leur chemin, dessinant cette fourche énigmatique où viennent toujours se prendre les désirs. Dans cet espace, progressivement ouvert à mesure que monte le regard, s'en va la profondeur d'un pré, son vert maintenant soutenu, vif, presque lumineux, jusqu'à la ligne obscure, clairsemée, d'autres arbres en bordure d'un chemin. Pour le moment, personne n'y passe et le regard revient aux branches maîtresses qui, entre-temps, semblent s'être obscurcies (mais peut-être est-ce un effet de contraste entre le vert du pré et le brun gris de l'écorce). S'entendent alors plusieurs cris d'oiseau variés, pépiements, roulades, appels insistants, et le bruit plus lointain d'un train qui s'éloigne…

Jacques Ancet, Image et récit de l’arbre et des saisons 

mercredi 28 août 2013

Mann



Le voyage éloigne-t-il  l'homme de la voix du monde?


   Un simple jeune homme se rendait au plein de l’été, de Hambourg, sa ville natale, à Davos-Platz, dans les Grisons. Il allait en visite pour trois semaines.
Mais de Hambourg jusque là-haut, c’est un long voyage ; trop long en somme par rapport à la brièveté du séjour projeté. On passe par différentes contrées, en amont et en aval, du haut plateau de l’Allemagne méridionale jusqu’au bord de la mer souabe, et, en bateau, sur ses vagues bondissantes, par-delà des abîmes que l’on tenait autrefois pour insondables.
A partir de là, le voyage, qui s’était si longtemps poursuivi en ligne droite, d’un grand jet, commence à s’éparpiller. Il y a des arrêts et des complications. Au lieu-dit Rorschach, sur territoire suisse, on se confie de nouveau au chemin de fer, mais on ne parvient de prime abord que jusqu’à Landquart, une petite station alpestre, où l’on est obligé de changer de train. C’est un chemin de fer à voie étroite où l’on s’embarque après une attente prolongée en plein vent, dans une contrée assez dépourvue de charme; et, dès l’instant où la machine, de petite taille, mais d’une puissance de traction apparemment exceptionnelle, se met en mouvement, commence la partie proprement aventureuse du voyage, une montée brusque et ardue qui ne semble pas vouloir finir. Car Landquart est encore situé à une altitude relativement modérée ; mais à présent, c’est par une route rocheuse, sauvage et âpre que, tout de bon, on s’engage dans les hautes montagnes.
Hans Castorp – tel est le nom du jeune homme  ­—  se trouvait seul, avec sa sacoche en peau de crocodile, un cadeau de son oncle et tuteur, le consul Tienappel – pour le désigner lui aussi dès à présent par son nom – avec son manteau d’hiver qui se balançait à une patère et avec son plaid roulé, dans un petit compartiment capitonné de gris;  il était assis près de la portière baissée, et comme l’après-midi se faisait de plus en plus frais, il avait, en enfant gâté et douillet qu’il était, relevé le col de son pardessus d’été doublé de soie, de coupe ample et moderne. Près de lui, sur la banquette, il y avait un livre broché, intitulé Ocean Steamships, qu’il avait ouvert de temps à autre, au début de son voyage; mais à présent ce livre gisait là, abandonné, et le souffle haletant de la locomotive saupoudrait sa couverture de parcelles de suie.



Jeremiah Johnson  par Sydney Pollack.


Deux journées de voyage éloignent l’homme – et à plus forte raison le jeune homme qui n’a encore plongé que peu de racines dans l’existence – de son univers quotidien, de tout ce qu’il regardait comme ses devoirs, ses intérêts, ses soucis, ses espérances; elles l’en éloignent infiniment plus qu’il n’a pu l’imaginer dans le fiacre qui le conduisait à la gare. L’espace qui, tournant et fuyant, s’interpose entre lui et son lieu d’origine, développe des forces que l’on croit d’ordinaire réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent.
A l’instar du temps, il amène l’oubli; mais il le fait en dégageant la personne de l’homme de ses contingences, pour la transporter dans un état de liberté initiale; il n’est pas jusqu’au pédant et au philistin dont il ne fasse en un tournemain quelque chose comme un vagabond. Le temps, dit-on, c’est le Léthé. Mais l’air du lointain est un breuvage tout pareil, et si son effet est moins radical, il n’en est que plus rapide.

Thomas Mann , La Montagne Magique
______________________________________________________

Un peu de musique

Thomas Mann über Richard Wagner - Lohengrin (en allemand)

http://www.youtube.com/watch?v=tH5jx-I1Z3o

http://www.youtube.com/watch?v=tH5jx-I1Z3o&feature=player_detailpage

mardi 27 août 2013

Calaferte



 les arbres bleus et sapins verts de Calaferte....






j'aime les âmes blanches
les têtes qui se penchent
noyées dans les cheveux

Un et un qui font deux
les matins des dimanches
les demoiselles blanches
avec des rubans bleus

La morsure du feu
à l'écorce des branches
le ciel de nos nuits blanches
et la mort peu à peu

J'aime le vert brumeux de ses yeux à piment

Calaferte , Poèmes ébouillantés 



Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk


On ne refera plus les sapins aussi verts
ma sœur
Ni les cieux aussi cieux, ni les aubes si frêles
ni les goudrons fondants des routes de l'été
ni les canons de bronze aux jambes des enfants sur la grand-place,
à l'ombre insigne des vieux morts
d'autres guerres
Ma foi
on ne refera plus la gaieté d'autrefois
ma sœur
je n'y crois guère
Pas plus qu'aux longs comas de nos douillets hivers
mon cœur
ni aux calmes maisons avec leurs demoiselles
roses pour vous servir une tasse de thé
les seins jeunes dessous des corsages bouffants

De tout cela qui a été
ma sœur
Les rivières de nos pieds nus, et les cris d'or
au loin, des fiers couchants
qui s'en souvient encore ?
On ne refera plus ton ancienne candeur
mon cœur
Les oiseaux sont allés ailleurs
Les enfants et les demoiselles
Les grisons de l’été, l’hiver qui s’échevelle
Ailleurs…
Vois l’oubli mon cœur
Mon cœur voici la mort


Calaferte, Rag-Time

dimanche 25 août 2013

Pierre-Albert Jourdan


Le Monde a son mot à dire.....


Quel est ton nom ?
je suis l’usure
des corps des pierres de l’ombre
même de l’ombre
je suis l’auxiliaire de la beauté
vous me saluez parfois
si vite
la tête vous tournerait peut-être ?
j’active la poussée des feuillages
vous ne dominez plus vos arbres
eux aussi vous oublient
je suis cette bouffée de tendresse
dans les corps la brume des regards
qu’ils reposent en paix !
les voix se perdent dans l’espace
accostent à la rive comblée de gravats
là le festin se déroule
c’est toujours autour d’une table
que l’attente se fait mortelle
gravée dans la pierre







Stalker de Tarkovski

C’est moi dit l’usure
qui émonde les gestes
j’aurais trop peur des vivants 


Pierre-Albert Jourdan, Le bonjour et l'adieu
------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour appréhender Jourdan...

  1. Pierre-Albert Jourdan-vie et oeuvre

    pierrealbert.jourdan.free.fr/fpaj1.html

http://pierrealbert.jourdan.free.fr/fpaj1.html///

vendredi 23 août 2013

cercle 18 DIDIER MANYACH

                                                         
                            Cercle 18


          Les voix frémissantes du monde !





Au fond d'une rivière de mots....

       .....



Le sillage a tout emporté au-dessus du trou vide :
l’écume se referme et l’Instant est devenu une fatalité.

Suivre la trajectoire de la lumière, jusqu’à
l’éblouissement, voir
jusqu’à ne rien voir : se dissoudre dans l’Invisible.

Le visage central
dont la bouche est ouverte
se tient penché
pour le voyage des morts.



DE (extrait)

______________________________________________________________________________

Nouveauté.... 
"En chaque corps : la Vie n'est pas encore...
à chaque pluie elle nous fait signe puis renonce
s'éloignant de la forge et de sa conscience
où n'a pu s'accomplir la transmutation:
l'or des foudres
ou l'émergence des vivants!"  (extrait Bulletin atmosphérique, Janvier)


  1. Les "Bulletins atmosphériques" sont un projet introspectif débuté par Didier Manyach en janvier 2013. Il prendra fin, sous cette forme du moins, en janvier 2014.

    Il y aura donc 13 plaquettes (chacune correspondant à son mois d'écriture) la dernière sera imprimée en février 2014.
    Nous savons qu'il s'agit là d'un travail prenant, mais passionnant aussi.

mercredi 7 août 2013

articleMaulpoix/par Sylvie Besson.




La Belle inconnue ou la Voix d’Orphée !

- Critique de La Musique inconnue de J-M Maulpoix,  par Sylvie Besson.



     Lorsqu’il s’exprime, Jean-Michel Maulpoix le fait à voix basse, soupesant et jaugeant les mots avec une sorte de respect, d’étonnement pour déjouer les chausse-trappes d’une prétendue communication érigée en modèle, ainsi son essai se présente d’emblée comme un poème de prose, dans son écriture comme dans son organisation, et se construit comme une galerie de portraits qui choisit pour inspiration la gracilité et la délicatesse de l’existence, l’écrivain préférant l’enchantement secret et les chants silencieux, mais en mode majeur. Les mots de Maulpoix croquent des éclats de musique, collectant des éclats de beauté, des éclats subtilement retissés, que vient nourrir l’ombre des mots tandis que la mélodie des âmes essaime des territoires poétiques en les nouant les uns aux autres, et cela, afin d’offrir l’exaltante pluie rythmique de son style propre à transcender l’exercice critique. Une respiration entre puis sort par les phrases ainsi disposées et l’ensemble crée un mouvement véritable du souffle puisque tout peut être entendu comme une lecture à haute voix. La justesse de ton est telle que l’essai entrelace oralité et passion, fragments et unités, saccades et fluidité, afin de déverser une réflexion tout en balancements lyriques et cadences palpables. Maulpoix lance assurément un regard juste sur un monde de contradictions grâce au charme de figures visuelles et sonores, le poète est habité par le ruissellement sensible de son sujet, tantôt heurté de bleus à l’âme, tantôt fluide comme le chuchotement des songes, laissant éclore, à son rythme, l’image salvatrice de la musique. Et cette partition, éraflant ou apaisant le cœur d’un même élan, provoque, chez le lecteur la sensation de tenir, dans la paume de ses mains, des bribes de vie tant la sensibilité n’est jamais bridée par l’analyse cependant omniprésente.

      En effet, la manifestation littéraire qu’admire le plus l’auteur, nous le savons, est celle du mystère lyrique de l’écriture ou, plus précisément, ce faire-corps avec la langue qu’est la musicalité, aussi les écritures traversées de Baudelaire, Rimbaud, Rilke, Proust, Mallarmé, Valéry, Claudel, Bonnefoy, Jaccottet (pour ne citer qu’eux !) s’apparentent alors à une sorte de transe qui, comme l’étymologie l’indique, fait effectuer à l’initié non pas un bond en avant, mais un nécessaire bon en arrière de soi-même. La suite d’exemples étudiés, à l’instar de micro-fictions,  lutte donc contre le langage collectif qui ment et trompe, s’érige contre l’absence de porosité entre le réel et l’imaginaire, refuse le clivage entre le lyrisme intérieur et celui du monde. Seule la Voix semble appartenir à un Verbe qu’elle rompt tout en recherchant à la fois l’affinement de l’écoute et une forme de littérature uniquement tendue  vers la musique, faisant ainsi sienne les vertus ensorcelantes ou extatiques des mélodies les plus secrètes : « N’étant nulle part, la musique est transport, souffle, fièvre, émotion de voix » (p 39).

       De cette façon, toute parole, cherchant à joindre quelque chose qui s’échappe, semble incomplète sans la musique originelle, tout lecteur qui se plonge dans l’essai de Maulpoix doit se faire à l’évidence, celui-ci n’écrit pas d’abord avec sa main ou avec son esprit, mais comme un compositeur, avec son oreille. Il guette d’ailleurs ses auteurs fétiches comme un musicien, doué d’une forme d’oreille d’absolue qui l’autorise à entendre des voix fluettes, chuchotantes, profondément oniriques comme les voix les plus tonitruantes, tapageuses ou éclatantes de désirs,  toutes celles  qui révèlent sous une musique l’hors-commun du langage.

    Voilà pourquoi, Maulpoix débusque l’élément vocal dans l’usage que les écrivains peuvent faire de la langue, les mots qui sont ici prononcés aiment la masse des voix, ces voix qui créent un sentiment d’une insoluble étrangeté parce que celles-ci nous viennent de l’au-delà, non du royaume des morts, mais d’un au-delà de nous-même, du fin fond d’une musique antérieure à tout langage, et l’auteur cherche à retrouver ce stade de l’ouïr spéculaire qui fonctionne comme une entreprise de désubjectivation ; par conséquent, le critique s’essaye sur la musique d’autrui afin de se découvrir multiple, pour exhumer en lui, à chaque lecture, de nouvelles voix, ce son étant lui-même un rêve qui fait venir dans le corps d’autres corps que le sien. En fait, pour Maulpoix, l’écriture poétique est fascinante et périlleuse parce qu’elle est du langage fait corps, de la voix incorporée ou plutôt incarnée. Faire ainsi parler la musique, c’est faire parler l’oreille, c’est s’approprier un silence mis en mots. Pour toutes ces raisons, le poète-critique recherche et revendique le modèle d’écrivains-musiciens, ses seuls véritables mentors. Il cherche dans les mots de tel ou tel un substitut de la voix humaine, mais si les musiciens désirent s’affranchir de la voix brisée par la mue dans le chant et la voix de basse, les poètes, eux, s’enracinent dans la déchirure du langage. En ce sens, l’évocation inaugurale « du blanc sur blanc » n’est donc pas innocente, elle dit l’impérieuse nécessité d’affûter le langage pour lui conférer le pouvoir envoûtant d’une musique, pour être à même de dire et pour accéder au pouvoir de nommer. Il faut se taire, refuser de parler, accepter d’écouter afin de percevoir les conversations qui lézardent le silence et redevenir un Infans :  « je rêve parfois d’une écriture autre ( …) une écriture de pas sur la neige, traces à peine, blanc sur blanc, et qu’aurait laissée, plutôt que le labeur des signes, la course légère ou le passage pesant d’un corps, sa précipitation enfantine ou sa vieille fatigue, comme dans un lit d’empreinte de son insomnie ou de son sommeil et celle, plus invisible encore, de ses rêves  » (p13) .

    N’a-t-on pas souvent écrit que la composition de la musique et que l’attrait qu’elle exerce reposaient pour une part sur la quête sans terme au fond de soi d’une voix perdue, voire d’un songe ? En définitive, Maulpoix parle peu, déplaçant l’harmonie de ses mots dans ceux d’autrui, d’abord parce qu’il sait que le langage n’a rien de naturel et que la perte le guette, et parce qu’échanger, c’est bien souvent apprendre à se taire. Si c’est autant sa voix pensante que sa voix parlante qu’on entend dans ce singulier essai, il faudra se contenter de déchiffrer comme on déchiffre la musique, et même si l’écrivain compose ses cadres, éclaire ses espaces, maitrise son découpage avec une inspiration constante, qui l’autorise à tous les excès formels du fragment, jamais la polyphonie à l’œuvre ne nuit à la netteté du propos. En effet, les images qu’il nous montre, les ruptures de tons qu’il sait orchestrer, les changements de points de vue qu’il nous propose, sans jamais contredire l’unité de sa réflexion, sont en pleine harmonie avec le thème principal qu’il développe. Le jeu de pistes se poursuit jusqu’à l’infini, l’œuvre musicale reste profondément énigmatique tout en affichant son aveuglante clarté, l’émotion profonde que cet essai suscite n’étant pas étranger au paradoxe du lyrisme dont Maulpoix sait fait porte-voix ; soulignons également la simplicité avec laquelle tant de beauté nous est présentée, le Poète, par un ingénieux système d’échos et de renvois, de clés musicales, boucle toutes ses boucles…..jusqu’à la voix des profondeurs, celle des origines. Transparait davantage alors une Sensibilité qui laisse jaillir une musique, nous plaçant au cœur de l’être, à l’intérieur de cette membrane pourpre qui métaphorise l’âme des écrivains : « Le poète, volontiers, parle tout seul. Il s’adresse aux arbres, aux morts, aux dieux. Autant dire à personne. (…). Il est avant tout une voix. Tel Orphée, une « belle voix ». (p69)

    Maulpoix dévoile ainsi le monde intérieur de ces poètes animés par la musique qui hante leurs mots comme une veine fantastique dans laquelle la vie se dédouble, dans un art qui lui-même bouleverse l’existence, transforme les discours en ombres, en esprits, en spectres. Le fantôme que porte en eux les poètes nait de cette musique inconnue, il apparait comme une ombre chinoise, comme si une voix off tenue par un instrument se substituait aussi bien à leurs corps qu’au corps des mots, ces correspondances font des textes cités, le pré-texte et l’objet d’une séduction atemporelle. Il s’agit d’une façon de réinscrire dans le présent une parole originelle, de marier l’illustre et le minuscule, de voyager dans des contrées ensommeillées du souvenir, celles des eaux de l’endormissement et du rêve, celles qui font du poète un regard qui se remémore et qui voit s’épanouir un poème dans l’eau troublée de ses songes. Cette musique seule permet aussi l’entrelacement de souvenirs de lectures et de souvenirs intimes, l’attachement de mots et merveilles, rapatriant l’invisible dans le visible, le lointain dans le proche et le profond à la surface ; l’essai relève à son tour d’une alchimie sans accessoire, il suffit de prendre conscience de la fécondité des analogies ou des secrètes correspondances qui unissent la musique et l’écriture pour que les tourbillons de la ressemblance nous entrainent dans le double fond de la Mémoire.



Truly Madly Deeply d'Anthony Minghella


  La voix de Maulpoix est, à l’instar de Baudelaire, « la  voix affaiblie d’un  blessé qu’on oublie (…) une voix qui ne s’impose pas mais qui implore, égarée au milieu de voix rêveuses (…) , elle ne peut que rêver de loin à la musique, art suprême qui « creuse le ciel », comme à un paradis perdu» (p 61) ; elle est une voix fragmentaire dans une vaste mer, cherchant à travers la nuit des éclats de lumière, une mélodie par vagues, vague écrasante et vague à l’âme, qui, en s’emballant, s’échoue autant en points d’interrogations que de suspension. Le Chant impossible reprend, dès lors, sa fonction première, celui d’une musique qui ne prend forme que dans la perte. C’est cette jonction d’Eros et de Thanatos qu’il faut comprendre au sein des textes, ce pouvoir à la fois de création et de perdition mortifère que l’œuvre pose à chaque chapitre. Maulpoix veut remonter à la source de l’art musical, voir ce qui se joue dedans, ce qui s’y cache, ce qui nous y attire, on retrouve là une véritable figure orphique, un rappel de la perte, et l’auteur rappelle alors que la  musique est véritablement ce qui retranche du langage et « ouvre en fin de compte au désir de vivre et de mourir » (p 80).  C’est pourquoi l’origine de la musique peut aller plus loin que l’origine du langage, parce qu’elle lui préexiste et qu’elle est, dans l’écriture poétique, ce que l’on pourrait nommer une  « nudité sonore », ce qui reste caché au fond des mots, comme quelques sons et quelques gémissements plus anciens, en un charme enfin retrouvé,  un  « souffle autour du rien ». (Blanchot, p 86)

       La parole s’appartient enfin chez Maulpoix quand la touche enfoncée du souvenir se remet à vibrer, ce qui d’un sens peut passer dans un autre, ou encore ce qui nous emporte dans le vertige d’un chant investi de désirs ou dans une parole ironique qui dissipe les illusions, en donnant à voir le déploiement de l’imaginaire à partir du réel, en montrant toute l’étrangeté du familier, en ouvrant la porte des chambres interdites. En effet, si cet essai s’efforce de clarifier la parenté du geste musical et du geste poétique, il questionne également dans la profondeur des traces les relations respectives qu’entretient l’art musical avec le langage oral et avec l’écriture plurielle. Voilà l’ultime clé du rappel musical que la réflexion éclaircit promptement, en une centaine de pages : la musique renvoie aux premiers percepts auditifs qui nous affectent alors même que nous ne sommes pas encore au monde, elle ramène à la surface de l’affect l’écho d’un vécu oublié pourtant inoubliable, elle désigne enfin la place d’une perte que nous ne faisons que taire. Ainsi conçue la musique est liée à l’histoire de la voix, du langage en nous, à toute l’histoire du sujet dans ses mutations, dans ses « mues » successives, matérialisant l’absence et commémorant le perdu. En même temps, si la Voix évoque un son élégiaque ou fracassant parce qu’il est appel au silence, les poètes ne se méprennent-ils sur leur propre silence ? Le critique cherche justement à héler jusque dans ce silence une voix qui précède, une voix le plus souvent morte, mais toujours signifiante ; les poètes, et Maulpoix avec ou à travers eux, cherchent à se déprendre de la « voix-loi », de la voix du logos qui double toute parole, les livres de Maulpoix, parus à ce jour, attestant d’ailleurs que la seule corde de rappel possible n’est jamais qu’une corde de langue à laquelle la musique donne voix, tous ses textes étant d’une sublime redondance, comme l’éternel retour d’une Présence. De même que toute musique cache un son étouffé, l’écriture de Maulpoix ramène et protège la source naturelle, la nuit primitive, la part obscure et archaïque, le réel dans son inaccessibilité, comme l’indique le cheminement de la rêverie originale de cet ouvrage. Effectivement, sans le sens implicite du son musical, sans sa lamentation ou son illumination du perdu, sans la convocation quasi immédiate de l’ici mystérieux, sans l’émotion de la Mémoire, l’écriture poétique n’aurait peut-être pas trouvé autant de résonances infinies ; Maulpoix, nous l’avons déjà souligné, travaille à l’oreille, dans l’extrême silence, une très fine oreille sans volonté arrêtée, sans présupposé idéologique, sans autre thèse que toucher, sans autre espoir que retenir l’attention.

     C’est donc un livre étrange où plusieurs voix cohabitent en surimpression, pour ne pas dire en superposition, un livre où l’empilement des textes n’est pas une interprétation unique plus ou moins obscure, mais au contraire, une sorte de « démembrement », l’écriture s’écoutant en mille autres langue, langues qui parfois se contredisent, jouent, s’égarent, choisissent, riment ou chantent, en définitive, révèlent cette inconnue qui hante l’essai. C’est la leçon de cette lecture-écriture, peu importe le fond, il est acquis, il est entendu, peu importe aussi l’aboutissement, le travail à l’œuvre ici est d’ordre poétique, la réflexion ne passant pas, mais laissant passer. L’objet du poète est-il de confiner à l’ineffable ? À l’indicible ? Aux cris, aux violentes déchirures des voix ? Aux souffles, aux bruits et murmures des âmes ? Pas forcément. Plutôt à la bouchée bée, au nuage de fumée qui l’hiver se fige dans l’air, un champ pour du non-mot, un espace délimité pour le vide : une présence de l’Absence. Alors quel univers de profusion se déploie sous nos yeux? Quelle musique résonne sur la page ? Celle d’une écriture propre à s’élancer dans les profondeurs musicales des choses lues, dans leurs incessantes métamorphoses et ce qu’elles donnent à entendre. Maulpoix convoque des poètes pour qui le texte, tendu et intemporel, fait bruire la désespérance comme l’espérance : « La plume qui écrit est une espèce de flûte qui apprivoise un peu le monde. Et c’est ainsi seulement que mourir peut être supportable… » (p 102)

       En somme, quiconque se penche sur cette œuvre, se doit de prêter l’oreille pour entendre mais aussi être à l’écoute afin de mieux saisir les vibrations de l’être. Et si poser la question de l’inconnue n’est pas y répondre en totalité, c’est déjà comprendre la complexité que pose l’écriture poétique toute entière. En ce sens Maulpoix propose, sans doute, la plus belle illustration à ses recherches, quand l’essai prend les contours d’une partition, la réflexion poétique appliquant ce qui lie mots et musiques en une Voix étrangère. L’œuvre que propose l’essayiste pose d’emblée un mystère et y répond seulement en partie, à travers l’exemple réinventé de la quête des origines jusqu’au lyrisme explicatif qui en épouse la forme, rappelant avant tout avec force et subtilité qu’ « Il y a de la musique dans le soupir du roseau ; il y a de la musique dans le bouillonnement du ruisseau ; Il y a de la musique en toutes choses ». (Lord Byron). Les écrits de Maulpoix donnent réellement à entendre une parole poétique à la fois dilatée et elliptique, innervée par un ton et une voix unique, lointaine et offerte, une voix qui transforme une lecture en expérience auditive, le point de départ et d’arrivée de l’essai étant une intonation à trouver autant qu’un silence à délivrer. L’espace littéraire de Maulpoix est rempli de cette voix, espace comparable à une chambre d’écho où la littérature s’écouterait, touchant longuement l’oreille interne et l’esprit du lecteur. L’écrivain incarne aussi les multiples voix citées, elles prennent chair en lui, elles retentissent à travers sa main, laquelle devient un instrument de musique à la mélopée entêtante. Et même si la poésie n’est parfois qu’un filet de voix dans le tumulte du monde, il faut saluer ceux qui, comme Maulpoix, entretiennent encore cet invisible foyer de douceur amère, ceux qui suivent en mots « la belle inconnue qui s’éloigne », ceux qui enfin nourrissent toujours ce phrasé énigmatique et fascinant dont le secret échappe mais dont la magie reste.

Sylvie Besson




  1. Truly Madly Deeply d' Anthony Minghella

                                                        --------------------------------------------------------
A lire, entre autres oeuvres.....


 L’un d’entre nous parfois se tient debout près de la mer.

Il demeure là longtemps, fixant le bleu, immobile et raide comme une église, ne sachant rien de ce qui pèse sur ses épaules et le retient, si frêle, médusé par le large. Il se souvient peut-être de ce qui n’a jamais eu lieu. Il traverse à la nage sa propre vie. Il palpe les contours. Il explore ses lointains. Il laisse en lui se déplier la mer : elle croît à la mesure de son désir, cogne comme un bâton d’aveugle, et le conduit sans hâte là où le ciel a seul le dernier mot, où personne ne peut plus rien dire, où nulle touffe d’herbe, nulle idée ne pousse, où la tête rend un son creux après avoir craché son âme.


Jean-Michel Maulpoix in "Une histoire de bleu" . Poésie / Gallimard


*Retrouvez aussi articles et nouveautés sur le site littéraire de JMM.......et certaines de mes notes de lecture (sourire)*


  1. Le Nouveau recueil      www.lenouveaurecueil.fr/


dimanche 4 août 2013

Kowalski



La Voix des ombres......


Les grands impurs furent chassés de la ville ; quelques-uns étaient soupçonnés 
parce qu'ils n'aimaient point ouvrir la bouche ; il en était même qui n'avaient 
jamais pensé qu'il leur fût nécessaire de dire mot et dont on ignorait la voix ; 



Crime et châtiment de Josef von Sternberg  (merci Florian de cette image doublement empruntée!)

d'autres ne sortaient jamais de chez eux les jours de réjouissance publique ; 
ils étaient objets de scandale ; un plus petit nombre estimait décent de publier des ouvrages que personne n'ouvrait ; ils ne s'en affectaient pas, c'était dans l'ordre, leur attitude soulevait une réprobation universelle. 
Tel fut le sort des grands impurs ; ils partirent avec indifférence ; l'un d'eux seulement parut s'amuser du cours des choses ; il était jeune, un peu naïf encore : l'indifférence n'était cependant pas loin. 

Roger Kowalski, (Extrait de Le Ban, in Poésies complètes)
_______________________________________________________________________________

 A LIRE.......